Appel à contributions : La Science-fiction et l’enseignement du politique

07-11-2022

Le renouveau de la SF en France depuis la fin du XXe siècle, dans le sillage de la Nouvelle Science-fiction Française, porté en particulier par Alain Damasio et les auteur·ice·s du collectif Zanzibar, semble avoir deux effets concomitants. D’une part un « retour du politique » (Turcey), au sein des textes publiés mais aussi à travers une présence interventionniste au-delà du champ strictement littéraire (ZADs et milieux militants, musique, arts vivants…) ; d’autre part – mais ceci est difficilement observable au-delà du niveau local - un certain engouement pour l’enseignement des œuvres de Damasio et leur mise au programme dans les classes de français et de littérature, du secondaire à l’enseignement supérieur.

De ce double constat initial se dégagent trois pôles, dont les possibilités articulatoires définissent dans ses grandes lignes les enjeux de ce numéro : le politique (compris après Rancière (2005) comme gouvernementalité à tous niveaux d’organisation collective, voire comme « débordement »), la science-fiction, l’enseignement. On considèrera comme fécond de formuler une problématique selon l’un ou l’autre des axes suivants, auxquels nous ajoutons quelques questions générales en manière d’exemples synthétiques. Ces questions n’ont évidemment pas vocation à couvrir l’ensemble de la problématique envisagée ici.

Comme on le verra, le présent appel recoupe en partie les questionnements qu’invitait récemment à poser la revue ResFuturae, quoique pour un ensemble plus large de disciplines et sans qu’y apparaisse le souci politique. Cette convergence est réjouissante et nous formulons des vœux pour qu’elle débouche sur de passionnants dialogues.

Axe 1 : Quelle place pour le politique dans l’enseignement (de la SF) en littérature ?

La lecture littéraire scolaire, contrairement à d’autres disciplines comme l’histoire ou la philosophie, ne considère ni dans ses traditions, ni dans ses programmes officiels, ni dans ses pratiques déclarées de lien évident avec un quelconque devoir d’éducation politique. Alors que, si l’on s’attache à observer les enjeux didactiques de la discipline du français (ou d’une autre langue) sous l’angle d’une théorie de l’action conjointe, telle qu’elle est notamment représentée par G. Sensevy (2011), on réalise que les faits enseignables sont indissociables des valeurs qui les sous-tendent, qu’« évaluation et description s’entrelacent » (Putnam, cité par Sensevy, 707) et que toute ingénierie didactique se doit d’intégrer une dimension éthique. Cette dimension, en effet, se révèle toujours, qu’elle soit ou non interrogée. Son interrogation effective implique d’instituer activement les perspectives politiques ainsi révélées, et de nourrir par un dialogue informé entre élèves et enseignant·e·s les questionnements qui ne manqueront pas d’émerger.

Au passage, et eu égard à l’hybridité fondamentale du genre SF, on ne saura trop conseiller aux chercheur·euse·s intéressé·e·s de pousser l’action didactique conjointe jusqu’au-delà des limites de leur(s) discipline(s) et de se tourner éventuellement vers d’autres didactiques que celles du français ou de la littérature, en particulier, pour le cas de la SF, dirigées vers les sciences dites dures, par exemple autour des travaux de Samy Joshua, de Roland Lehoucq ou de Jean-Pierre Astolfi.

  • Quelle place pour l’idéologie ? Une ouverture aux idées politiques exprimées dans les œuvres doit-elle faire la place à d’autres propositions de gouvernance qui seraient tributaires d’idéologies divergentes, voire contraires ?
  • Sous quelle forme (commune, individuelle, par petits groupes) faire émerger un tel questionnement en classe ?
  • L’enseignement doit-il tenir compte séparément des versants fictionnel et scientifique de la SF, et doit-il s’engager dans une inter- ou une transdisciplinarité ?

 Axe 2 : Au niveau de sa production fictionnelle, le genre SF est-il indissociable d’une réflexion ou d’un engagement politique ?

On peut considérer que le genre SF est, à l’instar du romantisme (Raynaud & Rials, 2003), un genre exploratoire : c’est au moyen de la conjecture narrative, comme l’indiquait déjà Darko Suvin, l’un des premiers poéticiens du genre (Suvin, 1977) que réside pour la SF la possibilité d’initier une transformation de notre regard sur le monde. La dimension exploratoire de la SF consiste dans le reflet qu’elle offre sur le présent, par le biais d’un futur chimérique. De fait, elle se révèle propice au développement de la réflexion politique. Autrement dit, elle offre « des terrains et des procédés pour s’exprimer sur des mutations plus ou moins profondes [de la société] » (Rumpala 2010, §5). La perspective ainsi ouverte permettrait par exemple de mettre en parallèle la représentation posturale de ses auteurs (Damasio, mais aussi Pierre Bordage, Sabrina Calvo, Jean-Marc Ligny, Sylvie Denis…) avec celle des grands romantiques engagés (Hugo, Lamartine, Nodier, Gautier…), ou encore d’observer l’évolution du discours politique inscrit dans l’histoire du genre, de Cyrano à Rosny aîné (Chaperon, 2002).

  • Y a-t-il une orientation idéologique spécifique au genre SF (la SF est-elle de gauche) ?
  • Comment la réflexion politique transparaît-elle au sein des textes (motifs, références intertextuelles, hybridité générique…) ?
  • Quels sont les apports spécifiques du genre SF à la réflexion politique (conjecture narrative, effet de distanciation cognitive, « sense of wonder ») ?
  • Dans quelle mesure la SF et/ou son enseignement font-il place à un retour de l’auctorialité, c’est à-dire de l’engagement personnel ou de la posture des auteur·e·s dans la Cité ?

 Axe 3 : Un enseignement attentif aux aspects politiques des activités qu’il déploie doit-il repenser ses propres méthodes pour correspondre à celles qu’il interroge ?

Parce que le genre SF est un genre exploratoire, son enseignement implique une « transmission poiétique » (Sensevy 2011 : 730 (§76)), un savoir-penser qui s’accompagne nécessairement d’une invention littéraire, et d’une dialectique de l’apprentissage dont enseignant·e et élève sont des pôles mobiles. Une autre manière de le dire : la SF peut être perçue comme une mise en abyme du discours professoral et de la relation pédagogique. La mobilité du rôle de l’enseignant·e, sa mise en question et en danger dans sa posture (obsolète) de détenteur dogmatique du savoir, est remarquablement illustrée dans Les Furtifs par le traitement que Damasio propose de l’activité d’enseignement dans le cadre fascisant d’une société de contrôle. Il y dessine une activité, la « proferrance », consistant pour l’enseignant·e qui refuse de se plier aux programmes éducatifs officiels à opérer de manière clandestine, nomade et dissidente, en installant son cours en place publique, en déployant-reployant son matériel technique et ses discours, forcément déviants idéologiquement, soumis·e à une urgence et un danger constant, dans la menace bien réelle d’une intervention des autorités.

Cette « proferrance » devrait constituer une piste intéressante pour ce numéro, notamment en interrogeant le devenir, dans le genre SF ou ailleurs, du personnage fictionnel du·de la professeur·e et de son action dans la Cité – un personnage qui, s’il présente historiquement de nombreux exemples d’héroïsation dans le domaine anglo-saxon (Saving Private Ryan, The Secret History de Donna Tartt, la saga Harry Potter, jusqu’à Indiana Jones ou au professeur Xavier), semble souffrir dans le domaine littéraire français d’un complexe d’infériorité trouvant peut-être ses racines dans la figure du pédant du XVIIe siècle, des maîtres de M. Jourdain dans Le Bourgeois gentillhomme ou de L’enfant et le maître d’école de La Fontaine. Mais depuis, de Sang noir de Guilloux à La leçon de Ionesco, jusqu’au François de Houellebecq dans Soumission ou au personnage de Pierre Hoffman dans L’heure de la sortie (film de S. Marnier, 2018), sort-on véritablement des stéréotypes du pédant et/ou du prof dépassé ?

On observera que la figure professorale s’adjoint, ou s’oppose (c’est selon), à celle du savant fou. Cette figure témoigne, par l’isolement que lui impose sa folie, dans le grand paradigme épistémologique d’une science moderne fondée sur la découverte et sur le partage de la vérité, de la difficulté de tout processus de transmission. Le thème du savant fou dans la (science-)fiction est évidemment très vaste et ses représentations excèdent largement le propos de notre argumentaire, mais il nous intéresse en particulier en ceci, qu’il problématise le rapport humain à la connaissance, à « l’aventure sublime ou folle du savoir » (Ponnau, 1994 : III). Il en incarne le pôle négatif : il court-circuite ou enraye le processus prométhéen pris comme un idéal de partage du savoir. Dans cette perspective, il se présente comme un épouvantail didactique, dont la transposition – entre savoirs savants et savoirs enseignables (Chevallard 1991, Perrenoud 1998, Astofi & Develay 2002, entre autres) – est rendue impossible, ou du moins se complique drastiquement. C’est Frenhofer dans son atelier, capable dans un premier temps d’en remontrer brillamment à ses disciples, puis dans un second temps mortellement isolé dans l’impénétrabilité de son chef d’œuvre.

  • En quoi le terreau fictionnel permet-il une refonte épistémologique de nos rapports à la science ?
  • Quelle place donner à la recontextualisation historique et historiographique des enjeux politiques dans l’enseignement de la SF (exemple : la course à l’armement nucléaire des années 1960 – Stefan Wul, René Barjavel, Robert Merle) ?
  • Comment articuler posture professorale et représentation fictionnelle de l’enseignant·e ?

À l’heure où la science-fiction retrouve de plus en plus droit de cité dans la critique universitaire et dans les institutions scolaires, il est nécessaire de continuer à s’interroger sur les enjeux associés à la réception et à la transmission de ces œuvres – à leurs discours, à leurs savoirs, à leurs valeurs, à leurs éthiques, ainsi qu’au rôle qu’elles sont appelées à jouer dans des dispositifs de transmission de ces discours, de ces savoirs etc. Si comme nous l’estimons, à la suite de penseurs aussi divers que Dewey, Rancière ou Lahire, le premier enjeu de la transmission est l’émancipation de l’élève, la puissance critique de la pensée de la SF actuelle, française ou en français, peut-elle nourrir une telle exigence ?

Nous encourageons les contributions qui relèveront d’une expérience didactique vécue, témoignages locaux etc. dans le domaine de l’enseignement de la SF. Nous sommes également intéressés par des comptes-rendus d’ouvrages liés aux questions soulevées ici.

Propositions sous forme d’abstract (un paragraphe) à envoyer à Colin Pahlisch (colin.pahlisch@unil.ch), à Gaspard Turin (gaspard.turin@unil.ch) ainsi qu’à la revue Relief (revuerelief@gmail.com) pour le 20 décembre 2022. Les articles seront à rendre, dans leur version finale, pour le 20 mai 2023.

Bibliographie

Angenot, Marc (2013), Les dehors de la littérature, Paris, Champion.
Astolfi, Jean-Pierre & Develay, Michel (2002), La didactique des sciences, Paris, PUF.
Atallah, Marc (2016), L'art de la science-fiction, Chambéry et Yverdon-les-Bains, ActuSF et Maison d'Ailleurs.
Besson, Anne (2021), Les pouvoirs de l’enchantement. Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction, Paris, Éditions Vendémiaire.
Blanquet, Estelle, Picholle, Éric (dir.) (2011), Science et fictions à l’école, un outils transdisciplinaire pour l’investigation, Paris, Éditions du Somnium.
Bréan, Simon (2012), La science-fiction en France, Théorie et histoire d’une littérature, Paris, Sorbonne Université Presses. 
Chaperon, Danielle (2002), « La préhistoire expérimentale de J.-H. Rosny aîné » in V. Dufief-Sanchez (éd.), Les écrivains face au savoir, Dijon, Éditions universitaires de Dijon.
Chevallard, Yves (1991 [1985]), La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage.
Dewey, John (1916), Democracy and education, New York, The Free Press.
Engélibert, Jean-Paul (2019), Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris, La Découverte.
Jameson, Fredric (2012), L'inconscient politique : Le récit comme acte socialement symbolique, Paris, Questions Théoriques.
Jameson, Fredric (2007-2008), Archéologies du futur I et II, Paris, Max Milo.
Lahire, Bernard (2004), « Individu et mélange des genres », Réseaux n° 126, 89-111, en ligne.
Langlet, Irène (2006), La science-fiction, lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin. 
Lehoucq, Roland (2007), SF : la science mène l’enquête, Paris, Le Pommier.
Martin, Jean-Clet (2017), Logique de la science-fiction, Paris, Les Impressions nouvelles.
Pahlisch, Colin (2021), « Au miroir des astres. L’expérience littéraire du ciel dans le space-opera », Études de lettres n° 316, en ligne.
Picholle, Éric (2013), « La suspension d’incrédulité, stratégie cognitive », Res Futurae n°2 – La science-fiction, en ligne.
Perrenoud, Philippe (1998) ; « La transposition didactique à partir de pratiques : des savoirs aux compétences », Revue des sciences de l'éducation, Vol. XXIV, n° 3, p. 487-514, en ligne.
Ponnau, Gwenhaël (1994), Les savants fous, Paris, Presses de la Cité « Omnibus ».
Rancière, Jacques (2005), La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique.
Raynaud, Philippe & Rials, Stéphane (2003), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF.
Rumpala, Yannick (2010), « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », Raisons politiques, n°40, p. 97-113.
Rumpala, Yannick (2018), Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, Paris, Champ-Vallon.
Sensévy, Gérard (2011), Le sens du savoir. Éléments pour une théorie de l’action conjointe en didactique, Bruxelles, De Boeck supérieur.
Suvin, Darko (1977), Pour une poétique de la science-fiction, Presses de l’Université du Québec.
Turcev, « Edition : mutations dans la SF », livreshebdo.fr, 15 avril 2019.