Appel à contributions: La littérature au service des patrimoines (XXe-XXIe siècle)

12-11-2023

Le comité de rédaction de Relief - Revue électronique de littérature française vous invite à proposer des contributions pour un dossier thématique sur les usages dont le patrimoine littéraire fait l’objet quand il est mis au service d’un autre champ dans la culture moderne et contemporaine. Ce dossier sera dirigé par Mathilde Labbé (Nantes Université) et Marcela Scibiorska (FNRS – Université Libre de Bruxelles & Vrije Universiteit Brussel).

Comme l’ont montré ces dernières années les expositions s’inscrivant à la suite de La Gloire de Victor Hugo organisée en 1985 (notamment Les Hugobjets, Maison de Victor Hugo, Paris, 2011 ; Rimbaudmania, Galerie des musées de la Ville de Paris, 2010 ; Monumental Balzac, musée de Tours, 2019), la mise en circulation des figures littéraires suscite de plus en plus l’intérêt des conservateurs du patrimoine comme du grand public.

Par figure littéraire, nous entendons ici, à la suite de Delphine Saurier, une instance distincte de la personne de l’auteur qui, en circulant dans l’espace culturel, s’enrichit des médiations dont elle fait l’objet (Saurier : 2007, 16), comme si chaque appropriation de la figure laissait en elle une trace par laquelle se manifeste l’interdépendance de l’œuvre et de son créateur avec le public. La circulation de ces êtres culturels s’articule à leur patrimonialisation et à leur légitimation : selon les vecteurs de médiation et leur aura propre, les figures littéraires peuvent gagner en visibilité, en stabilité et/ou en canonicité.

Icônes, mythes, monuments : les figures littéraires sortent transformées de ce parcours parmi les objets les prenant pour emblèmes ou les proposant comme modèles. Signes de leur présence et de leur renommée, ces objets ont été patrimonialisés dès la fin du xixe siècle : il peut s’agir d’objets manufacturés, mais aussi plus globalement de marques, d’institutions voire de sites touristiques… La liste n’est pas close : ces objets appartiennent à des domaines variés, dont bon nombre ne s’imposent pas à première vue en tant que lieux de légitimation culturelle, tels que le commerce, le tourisme ou la politique. Marjorie Garber met par exemple en évidence la dissémination du texte shakespearien et son rôle dans la culture moderne, dont il est devenu la lingua franca : « Shakespeare sampled, Shakespeare quoted without quotation marks, has become a lingua franca of modern cultural exchange. » (Garber : 2008). Yves Jeanneret a de même attiré l’attention sur la « polychrésie » du texte littéraire, c’est-à-dire sa disponibilité pour de « constantes réappropriations » qui l’impliquent dans « un large spectre de logiques sociales différentes » et concomitantes (Jeanneret : 2008, 83). Par ailleurs, ces phénomènes, tout en s’appuyant sur un imaginaire national, non seulement relèvent d’une évolution globale des rapports entre société et littérature, mais traversent également les frontières. L’étude de tels corpus constitue une gageure en raison de la diversité de ces objets et des relations qu’ils entretiennent avec l’œuvre ou avec l’auteur. Or, ces relations ont été majoritairement envisagées pour ce qu’elles font à la littérature : la critique s’est attachée à l’incidence de ces objets sur l’image des auteurs et la lecture des textes, c’est-à-dire, d’une manière générale, à la perception des figures littéraires (Boucharenc, Guellec & Martens : 2016 ; Wrona & Thérenty : 2019 ; Labbé : 2020). 

Cependant, si un tel ensemble de traces de la circulation des œuvres montre leur omniprésence dans la culture contemporaine, l’analyse du sens dont ces objets peuvent être chargés implique d’envisager également ce que la littérature leur fait. L’exploration de ces phénomènes dans leur diversité conduit en effet à constater que ces processus de légitimation de la littérature sont indissociables de la légitimation d’autres objets par la littérature. Si ceux-ci contribuent, en mobilisant un système de références plus ou moins directes, à asseoir le rôle d’une œuvre littéraire au sein d’un système de valeurs partagées (Heinich : 2017), ils profitent en retour du rayonnement de ces œuvres pour valider leur statut au sein de la société, en fonction d’un équilibre complexe des légitimités et des domaines de circulation. Le caractère réciproque des relations entre le patrimoine littéraire et les domaines qui en font usage laisse apparaître un continuum entre les modalités d’exposition de la littérature visant à la diffuser et les pratiques cherchant à la récupérer dans un but commercial ou politique. Ce continuum est d’autant plus complexe que les transferts de légitimité s’accompagnent souvent d’une adaptation de l’ethos du désintéressement permettant précisément de brouiller la hiérarchie des modes de consommation culturelle (Sapiro : 2013).

Par ce numéro, nous entendons étudier les usages, « actualisations » (Citton : 2007), « trivialisations » (Jeanneret : 2008), appropriations, instrumentalisations voire usurpations dont le patrimoine littéraire fait l’objet quand il est mis au service d’un autre champ dans la culture moderne et contemporaine, en France comme ailleurs. Pour reprendre la distinction opérée par Umberto Eco, sont ici visées les utilisations de l’œuvre – la manière dont elle est mobilisée au profit de l’intentio lectoris, par opposition aux lectures privilégiant l’intentio operis (Eco : 1979, 1990). Il s’agira d’étudier dans quelle mesure ces phénomènes, apparemment distincts de la patrimonialisation qui se donne souvent comme une entreprise de conservation désintéressée, s’intègrent aux opérations qui la sous-tendent.

Plutôt qu’une réutilisation de l’œuvre même, c’est généralement sa perception dans la mémoire collective qui constitue le socle du transfert de valeurs s’opérant dans ce cadre. Les enjeux de légitimation attachés à l’établissement et à la circulation d’un capital symbolique se jouent dès lors sur un plan sociologique, ces transferts se répercutant non seulement sur l’objet, mais aussi sur son utilisateur qui bénéficie d’une représentation de soi dans un espace social en tant que lecteur. Une relation à trois pôles émerge ainsi entre 1) l’auteur, 2) l’œuvre seconde ou le produit et 3) le lecteur, supposé en être respectivement un spectateur ou un usager.

Dans cette relation tripartite, les enjeux de visibilité, de reconnaissance et de légitimité sont dissimulés par l’affirmation de l’amour de l’art, l’exploration d’une relation singulière ou collective aux œuvres et la célébration mystique de la présence des figures littéraires appartenant au passé. Or, l’actualisation dont celles-ci font l’objet ne peut être réduite à une médiation, c’est-à-dire à la création de lien entre les œuvres et les générations postérieures. Leur circulation, qui les inscrit à plusieurs niveaux dans des logiques commerciales (que la commercialisation touche d’ailleurs le texte ou les objets qui y renvoient), modifie les échelles de valeurs fixant le prestige des œuvres comme des objets qui en sont dérivés ou qui les mobilisent. C’est pourquoi la notion de récupération, parfois convoquée pour signifier la limite au-delà de laquelle il n’est plus possible de donner sens à ces échanges, semble particulièrement adaptée à l’exploration de ces relations. Entendue dans son sens concret de collecte d’objets inutilisés ou hors d’usage – et non uniquement au sens politique et intellectuel du détournement d’une idée ou d’un mouvement – elle éclaire le destin de la culture littéraire à l’heure de sa patrimonialisation : l’objet littérature, vulgarisé et largement diffusé, est d’autant plus vulnérable au « devenir marchandise » (Martens, Boucharenc, Guellec, 9 ; Baudrillard : 1968) qu’il apparaît comme la survivance d’un monde disparu et qu’il semble menacé d’oubli. La capitalisation du littéraire apparaît ainsi comme un processus symptomatique d’une société de consommation, au sein de laquelle la reconnaissance d’un objet en passe par sa catégorisation comme « produit ».

L’objectif de ce numéro de Relief consiste, après les explorations menées dans différents domaines de mise en circulation du littéraire (circulations publicitaires, muséales, territoriales), à interroger :

  • la capacité de la littérature à contribuer à la patrimonialisation des champs qui la mobilisent et
  • le continuum (ou l’imbroglio) des relations qui l’unissent à ces domaines de circulation.

Les questions abordées par cette livraison porteront aussi bien sur les acteurs (auteurs, lecteurs, médiateurs), que sur les échelles de valeurs mobilisées, les genres littéraires mis en circulation et les formes produites par ces adaptations. Parce qu’elle est porteuse de valeurs, d’imaginaires et de connotations, la littérature peut être un puissant outil de patrimonialisation et de distinction pour d’autres objets ou d’autres pratiques culturelles. 

  • Dès lors, quels sont les patrimoines que les œuvres littéraires contribuent à légitimer ?
  • Quels types de profits les écrivains et les éditeurs sont-ils susceptibles de retirer à contribuer au façonnement des patrimoines ? 
  • Dans quelle mesure les critères propres au champ littéraire sont-ils mobilisés ou affectés par ces entreprises de patrimonialisation littéraires ? 
  • Et du côté de l’écriture, quels genres (poésie, romans, biographies…) contribuent-ils à ces processus de patrimonialisation, et sous quelles formes ?
  • Quelle(s) représentation(s) de la lecture produisent ces mobilisations de la littérature ? Le lecteur se confond-il avec l’acheteur ou le visiteur ? Le premier est-il vraiment la condition de l’adhésion du second ?
  • Quelle intermédialité résulte de la patrimonialisation littéraire des arts plastiques ou scéniques, des pratiques artistiques et artisanales en général ? Comment considérer l’intermédialité lorsque l’une des formes d’expression est visiblement mise au service de l’autre ? 
  • Enfin, quel est le rôle d’une approche scientifique de ces récupérations : peut-on les observer sans les cautionner ni les condamner ?

Les contributions, en français ou en anglais, pourront porter sur un corpus national ou articuler plusieurs corpus nationaux, de façon à bien dégager les caractéristiques structurelles des relations entre littérature et patrimonialisation.

Date limite pour l’envoi des propositions, le 15 janvier 2024. Les auteurs des propositions retenues devront soumettre l’article complet (de 6000 à 8000 mots) en respectant la feuille de style de Relief pour le 15 juillet 2024. 

Merci d’envoyer une proposition d’environ 300 mots, accompagnée d’une brève notice biobibliographique à la revuerelief@gmail.com ainsi qu’à Marcela Scibiorska : marcela.scibiorska@ulb.be et à Mathilde Labbé : mathilde.labbe@univ-nantes.fr

Bibliographie sélective :

Bartholeyns, Gil et Manuel Charpy, L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et des gens qui s’en servent, Premier Parallèle, coll. « Carnets », 2021.

Baudrillard, Jean, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968.

Baudrillard, Jean, La Société de consommation, Paris, Gallimard, 1970.

Boucharenc, Myriam, L’écrivain et la publicité. Histoire d’une tentation, Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « Époques », 2022.

Botrel, Jean-François, « Ephemera & matrices littéraires ou artistiques : les opérations de dérivation transmédiatique », dans « Les éphémères, un patrimoine à construire », dir. Olivier Belin & Florence Ferran, Fabula / Les colloques, 2015.

Caraion, Marta, Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle, Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « Détours », 2020.

Certeau, Michel de, La Culture au pluriel, Paris, Seuil, 1974.

Citton, Yves, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.

Davallon, Jean, Le Don du patrimoine : une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Lavoisier, 2006.

Dubois, Jacques, L’Institution de la littérature, Bruxelles, Labor, 1978.

Eco, Umberto, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs [1979], Paris, Grasset, 1985.

Eco, Umberto, Les limites de l’interprétation [1990], Paris, Grasset & Fasquelle, 1992.

Garber, Marjorie, Shakespeare and modern culture, New York, Pantheon books, 2008.

Gille, Vincent, Les Hugobjets [catalogue d’exposition], Paris-musées, 2011.

Jeancolas, Claude, Rimbaudmania. L’éternité d’une icône, Préface d’Edgar Morin, Paris, Textuel, 2010.

Heinich, Nathalie, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017.

Jeanneret, Yves, Penser la trivialité, vol. 1 : La Vie triviale des êtres culturels, Paris, Lavoisier, 2008.

Lepaludier, Laurent, L’Objet et le récit de fiction, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2004.

Louichon, Brigitte, « Le patrimoine littéraire : un enjeu de formation », Tréma, n°43, 2015.

Martens, David, « Les écrivains au service du patrimoine. Portraits de pays et promotion touristique », Recherches & Travaux [En ligne], 96, 2020.

Martens, David, « Qu’est-ce que le portrait de pays ? Esquisse de physionomie d’un genre mineur », Poétique, 2018, vol. 2, n° 184.

Milo, Daniel, Aspects de la survie culturelle, Thèse de doctorat, EHESS, 1986.

Parkhurst Ferguson, Patricia, La France nation littéraire, Bruxelles, Labor, 1991.

Sapiro, Gisèle, « Sociologie du désintéressement. Les professions intellectuelles et artistiques entre autonomie et engagement », Annuaire de l’EHESS [En ligne], 2013, mis en ligne le 16 juillet 2015. URL : http://journals.openedition.org/annuaire-ehess/21964

Saurier, Delphine, La Fabrique des illustres. Proust, Curie, Joliot et lieux de mémoire, Paris, Édition Non Standard, 2013. 

Scibiorska, Marcela, « L’auteur comme produit d’appel : les figures d’écrivains dans les Albums de la Pléiade », Nottingham French Studies, 58(3), 2019.

Thiesse, Anne-Marie, La Fabrique de l’écrivain national. Entre littérature et politique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2019.

Ancrages territoriaux de la littérature, s. dir. de Mathilde Labbé, Recherches & travaux, n° 96, 2020.

Circulations publicitaires de la littérature, s. dir. Myriam Boucharenc, Laurence Guellec & David Martens, dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 18, mai 2016.

Enjeux contemporains du patrimoine littéraire. Genèse et déclin des collections de monographies illustrées, s. dir. Audet, René et David Martens, Études littéraires, 50 (1), 2021.

La Gloire de Victor Hugo, dir. Pierre Georgel, Paris, Ministère de la Culture, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1985.

L'auteur et ses stratégies publicitaires au XIXe siècle, textes rassemblés et présentés par Brigitte Diaz, Caen, Presses universitaires de Caen, 2019.

Les Poètes et la publicité. Actes des journées d’études des 15 et 16 janvier 2016, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, ANR LITTéPUB [en ligne], s. dir. Marie-Paule Berranger et Laurence Guellec, 2017. Mis en ligne le 20 février 2017, URL : http://littepub.net/publications-anr-littepub/actes-je-poetes-publicite.html

Monumental Balzac. Petite histoire des monuments au grand écrivain, catalogue d’exposition, Paris, Musée des beaux-arts de Tours / In Fine éditions d’art, 2019.

Objets insignes, objets infâmes de la littérature, Thérenty, Marie-Ève, Wrona, Adeline (dir.), Editions des archives contemporaines, France, 2019, doi : https://doi.org/10.17184/eac.9782813002785

Patrimonialisations de la littérature, sous la dir. Marcela Scibiorska, Mathilde Labbé & David Martens, Culture & Musées, n°38, 2021.

Réseau Patrimonialitté, « De la fabrique du patrimoine littéraire à la fabrique littéraire des patrimoines », séminaire international en ligne, dir. Olivier Belin, Claude Coste, Mathilde Labbé, David Martens et Marcela Scibiorska, octobre 2022-juin 2023 (8 séances).